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Dans son n°3, la revue Chemins de traverse aborde les Mythes, contes et légendes. Découvrez un des articles en intégralité, qui évoque la moralisation des mythes par l’exemple des sirènes. Saviez-vous qu’à l’origine elles étaient des créatures des vents et non de l’écume ? Découvrez comment et pourquoi elles ont basculé d’univers au fil du temps et de l’histoire, parce qu’elles étaient ambivalentes et trop libres…
Les sirènes du souffle à l’écume
On imagine les mythes gravés dans la pierre du temps. Des histoires si anciennes, si répétées, qu’elles semblent toujours avoir été dès l’origine dans leur forme définitive. Pourtant, les mythes ne sont pas des monuments figés. Ce sont des récits mouvants, travaillés, modelés par les conteurs. Ils vivent, se transmettent, et parfois se tordent.
Il arrive que certains mythes soient rectifiés, volontairement infléchis pour mieux correspondre à l’ordre d’une société, à ses peurs, à sa morale. Parmi ces récits retournés, il en est un célèbre : celui des sirènes.
Créatures des vents
On les connaît aujourd’hui nées de l’écume, mi-femmes, mi-poissons, tapies dans les abysses à l’affût des marins. Mais il fut un temps où les sirènes n’étaient pas filles des eaux, mais créatures des vents. Dans les premiers mythes, les sirènes ne sont pas aquatiques, elles sont ailées et perchées sur les rivages, créatures des seuils associées à la musique et à la connaissance.
Leur nom en porte la mémoire. Son étymologie les rattache à des racines indo-européennes, swer- ou sreu-, signi- fiant sonner, chanter, faire résonner. Des mots évoquant le son, l’éveil, le frémissement – ce qui fait vibrer l’air et l’esprit. Et cela rejoint la pensée grecque du pneuma : ce souffle invisible, principe vital, élan de conscience et de connaissance. Peut-être les sirènes furent-elles avant tout des manifestations de ce souffle. Des voix errantes, des appels vers une connaissance venue d’ailleurs.
Car leurs ailes diaphanes les portaient entre les mondes, planant au seuil de l’invisible. Elles étaient cousines des anges, nées de la même poussière d’étoiles.
Pour mieux saisir la profondeur de leur lien, un détour s’impose : les anges, tels que nous les connaissons, émergent dans la tradition hébraïque à partir de l’exil à Babylone, vers le VIe siècle avant notre ère. Sous l’influence des cosmologies mésopotamiennes et perses, notamment du zoroastrisme, riche en entités célestes intermédiaires, la pensée juive élabore peu à peu une hiérarchie angélique. Façonnés ensuite par la théologie chrétienne et magnifiés par les représentations médiévales, les anges prennent la forme de figures lumineuses, incarnations de la pureté, de la verticalité parfaite, de l’obéissance céleste.
Le souffle de la liberté
Mais là où les anges louaient l’ordre divin, les sirènes, elles, chantaient une liberté plus ancienne – une mélodie liée à la séduction, trop insoumise. Elles incarnaient l’indiscipline sacrée, le trouble, la voie de traverse. Elles se tenaient aux frontières d’un savoir interdit. Un savoir sans dogme, sans autorité, une gnose vivante, transmise non par des textes mais par une langue secrète.
Par ailleurs, si les anges sont avant tout androgynes et n’ont pas de sexe au sens humain – êtres spirituels, affranchis des lois de la chair – ils sont, dans la langue comme dans l’imaginaire, presque toujours masculins. Tandis que les sirènes sont irrémédiablement féminines : elles ont un corps, des formes, une voix. Là où l’ange efface le corps, la sirène l’incarne. Trop charnelles pour le ciel, trop insaisissables pour la terre, elles glissaient dans les vents du monde, effleurant les songes, traversant les seuils. Leur voix, disait-on, pouvait troubler même les esprits les plus purs.
L’exil
Alors vint la condamnation. À partir du XIIe siècle, l’Église, dans son effort de moralisation des mythes antiques, se penche sur la figure ambivalente des sirènes. Elles n’étaient ni anges ni démons, mais leur seule existence défiait l’architecture divine du monde. Les maîtres du sacré décrétèrent leur perte. Ces choses hybrides, impures, féminines, devaient être chassées du ciel. Elles ne pouvaient faire concurrence aux anges. Leur punition ne fut pas le néant, mais la métamorphose : un exil où elles ne pourraient plus accéder aux cieux réservés à la symbolique divine. Leurs ailes furent arrachées et devinrent écume : dans leur chute, elles trouvèrent l’océan et une queue. L’eau les prit comme un miroir accueillant tout ce que le ciel rejette. Là, elles évoluèrent vers ce que l’on connaît aujourd’hui : des créatures des abysses, des voix sans rivages, des corps sculptés par l’onde. Leur chant, autrefois promesse de connaissance, devint l’appel du gouffre.
Certes, les Grecs voyaient déjà les sirènes comme dangereuses, mais leur danger n’était pas encore moral au sens chrétien du terme. Dans l’Odyssée, composée autour du VIIIe siècle avant notre ère et attribuée à Homère, les sirènes ne vivent pas dans la mer mais sur une île, et elles chantent un savoir, non pas une promesse charnelle. « Viens ici, Ulysse glorieux, arrête ton vaisseau pour écouter notre voix… jamais aucun homme n’est passé ici sans nous entendre, et repartir plus riche de connaissance. » Leur voix attire, mais c’est la voix d’une connaissance interdite. Le risque, pour Ulysse, n’est pas la luxure, mais une mort symbolique, celle de l’oubli de soi, de la dissolution du but, de la perte intérieure. Le danger est de se détourner de sa quête, non de sombrer dans le péché. C’est donc un mythe initiatique, et non moralisateur.
La moralisation intervient bien plus tard, lorsque l’Église entreprend de reformuler les anciens mythes païens à travers une grille de lecture chrétienne.
Ainsi, les sirènes tombèrent non pour un crime mais en raison d’un trop grand pouvoir sur les âmes. Le mythe des sirènes a été refaçonné par des hommes. Il ne parle pas d’elles, mais d’eux : de leur peur, de leur désir, de leur besoin de contrôle. Les sirènes sont dangereuses car ce sont des femmes insoumises. Leur voix est un chant de liberté dans un monde moyenâgeux qui ne tolère pas qu’une femme échappe à sa définition. L’histoire, dès lors, les dépeint comme des tentatrices, des pièges de chair et de mélo- dies. Dans l’art comme dans la littérature, les sirènes sont ainsi figées dans cette nouvelle représentation : beauté fatale, sensualité prédatrice. Toujours désirables, jamais aimables. Leur beauté devient une arme pointée contre elles-mêmes. Elles sont l’allégorie du danger : elles séduisent pour détruire, elles chantent pour tromper. On les peint nues, offertes, mais inaccessibles. Cette esthétique codifiée les réduit à un rôle – celui du piège – et leur refuse toute autre fonction.
Transmutation
Cependant ce passage de l’élément aérien à l’élément liquide porte en lui une mutation symbolique intéressante : l’air élève, il disperse, il effleure ; l’eau recueille, offre la vie. Ce que les sirènes ont perdu en légèreté, elles l’ont gagné en profondeur, passant de la lumière à l’obscur, de l’ascension à l’immersion. Elles n’ont pas disparu : elles se sont dissoutes dans une autre matière. L’onde devient leur nouveau creuset, le lieu de la lente transmutation. Ainsi les retrouve-t-on dans certaines représentations alchimiques ; la sirène devenant un symbole de connaissance cachée et de transformation intérieure. Et peut-être cette métamorphose en cache- t-elle une autre, plus ancienne encore. Avant d’être ailées puis aquatiques, certaines traditions suggèrent que les sirènes portaient le corps des femmes-serpents : liées à la Terre, aux forces chtoniennes, aux cycles de mort et de renaissance. On retrouve leurs traces dans les mythes sumériens, mésopotamiens, indiens ou préhelléniques – toujours gardiennes de seuils ou détentrices d’un savoir initiatique transmis grâce à leurs voix. Un chant souterrain, tellurique, résonnant dans les profondeurs du monde.
Le chant, vestige d’une pensée magique
Ainsi de tous temps, les sirènes ont chanté. Dans les airs, dans les eaux, dans la terre. Dans presque toutes les traditions religieuses, on retrouve ce même élan : chanter non pour divertir, mais pour élever l’âme, pour créer un lien avec l’invisible. Le chant grégorien, les psaumes, les mantras hindous… autant de formes où la voix devient prière, vibration, offrande verticale. La parole s’y fait souffle sacré, et le souffle permet un passage.
Car le chant – comme la voix – est l’un des plus anciens outils de création. Le mythe des sirènes émane d’une antiquité où le langage était perçu comme une force capable de façonner le réel. Ce que l’on nommait, prenait vie. Dans les cosmologies anciennes, le monde naît d’un verbe, chez les Égyptiens, le dieu Ptah crée l’univers en le nommant ; chez les Hindous, Brahma engendre le monde par le son Om primordial ; dans la Bible, c’est par la parole que Dieu sépare la lumière des ténèbres. Ainsi le chant sacré est la survivance d’une parole magique. À l’image de l’expression acadienne Avra kehdabra – devenu Abracadabra – signifiant « je crée comme je parle », le chant sirénique touche à ce noyau incandescent de la pensée magique : le son comme souffle fécond, le verbe comme acte transmutateur. Et plus que leur beauté ou leur liberté, ce pouvoir créateur défiait la puissance divine et scella leur chute. Car le chant des sirènes ne cherche pas à plaire à une divinité supérieure. Il chante pour les hommes. Pour les éveiller. Leur chant conte- nait un savoir qu’elles tentaient d’enseigner, que seuls les esprits éveillés pouvaient perce- voir sans s’y dissoudre.
Un secret, murmuré comme une offrande. Mais les hommes n’ont pas su, ou n’ont pas osé, le recevoir. Tous ont fui, résisté, ou sombré.
Ainsi cette parole fut-elle perdue.
Laure Scheffel
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