RAPPORT DE LA QUESTION SOCIALE 2012
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Introduction
Au cours de son Histoire, l’Humanité a périodiquement eu le projet de placer l’Humain plus au centre de la société. Sans remonter au mythe de Prométhée qui fonde l’humanisation de l’homme, la Renaissance en Europe a remplacé par l’Homme le Dieu médiéval tout puissant. Les Lumières ont muselé l’absolutisme par le civisme et le parlementarisme. Les humanistes de l’ère industrielle se sont opposés à la mécanisation du monde.
Aujourd’hui, l’Humanité est arrivée devant un nouveau défi. Il s’agit de remplacer l’argent-roi par le bonheur humain.
Car aujourd’hui, que constatons-nous ? La production de richesses n’a jamais atteint un tel niveau, mais la misère augmente. Les besoins primaires de l’Homme ne sont pas même satisfaits, mais la nature est dégradée. Les ressources s’épuisent, mais la population s’accroît encore. L’absurdité d’une croissance infinie sur une planète finie commence à s’imposer dans les esprits.
Alors, que faire pour placer au centre de la société un Humain capable d’éthique et responsable de son environnement ? Quelles voies politiques, économiques et sociales emprunter pour édifier une société solidaire, sans exclus ni assistés ?
D’abord, retrouver le sens de l’Histoire. Où en sommes–nous ? Quel devenir souhaitons-nous ? Quelles voies emprunter pour l’atteindre ?
I.OU EN SOMMES-NOUS ?
Parce qu’il doit être lucide, le constat doit être sévère.
1)Des démocraties en miettes
Aujourd’hui, la démocratie dans la plupart des pays se résume au rituel de l’élection.Beaucoup d’élus ne représentent plus les peuples. Souvent la politique est devenue leur métier, au fil de mandats cumulés et renouvelés sur de très longues périodes.Nous assistons de ce fait à une déconnexion des élus et du monde réel. Pire, bon nombre, otages de leurs privilèges, sont pris dans des réseaux de connivences avec les « Seigneurs » de la guerre économique. Dans ces conditions, les politiques visent le très court-terme, au service de spéculations froides, sans espérance pour l’avenir.
La liberté est remplacée par un dogme, celui du« libéralisme ». Des élus, des experts remettent désormais ouvertement en cause le vote des peuples, parce qu’il nuit au fonctionnement du capitalisme. Les référendums sont contournés, voire interdits comme en Grèce. Les véritables organes de décision, G8, G20, Organisation Mondiale du Commerce, Fonds Monétaire International, Commission européenne ou agences de notation, se réunissent pour certaines à huis-clos, et parfois sous la protection de forces de police surarmées.
Il s’ensuit une perte de confiance généralisée, des taux croissants d’abstention aux élections, un début de XXIème siècle marqué par la résurgence du fascisme.
2)Des États déficients et tricheurs
La concurrence prétendue « libre et non faussée » ne s’exerce plus entre savoir-faire industriels, mais entre États, qui rivalisent en subventions plus ou moins déguisée, et en normes salariales, sociales, environnementales ou sanitaires minimalistes. Tandis qu’il procure une richesse obscène à un certain nombre d’intermédiaires, le commerce inéquitable produit délocalisations, chômage, misère, régression des conditions de vie,migrations forcées de populations doublement meurtries dans leur dignité. La libre circulation des capitaux se traduit par une spéculation sans limite, allant jusqu’à provoquer des famines meurtrières, et par la prolifération d’États fallacieusement dénommés « paradis fiscaux », en réalité receleurs des fraudes et des trafics mafieux.Il se crée des distorsions de revenus inédites, entre actionnaires-rentiers et travailleurs ; entre sociétés transnationales et petites et moyennes entreprises ; entre finance virtuelle et économie réelle.
3)La montée du chaos
Un consumérisme effréné asservit l’Humanité à des besoins matérialistes, superflus et perpétuellement insatisfaits. L’obsolescence programmée des objets aggrave le gaspillage des ressources. La biodiversité s’effondre sous l’effet d’une croissance absurde et prétendue infinie. Une idéologie profondément inégalitaire, individualiste,arrogante et humiliante, transforme la « fraternité » en « assistanat », tandis que sous couvert de charité prospèrent les fondamentalismes religieux et leurs stratégies de pouvoir sous-jacentes.
II.QUEL DEVENIR SOUHAITONS-NOUS ?
Pour replacer l’Humain au centre de la société, la première voie à emprunter sera celle de la liberté. Évadons-nous des geôles de la pensée unique. Usons de l’utopie, à la Thomas More,comme d’un levier pour soulever le monde. Imaginons que nous avons enfin créé une société solidaire.
1)Le principe humaniste
Pour nous situer entre capitalisme et communisme, individualisme et collectivisme,idéalisme et matérialisme, nous avons suivi le conseil d’Emmanuel Mounier, philosophe personnaliste du 20ème siècle et fondateur de la revue « Esprit ». Nous avons alors redécouvert une réalité oubliée : la personne. Forts de ce trésor, nous nous sommes dotés d’un Pacte social fondé sur quatre impératifs : créativité, sobriété, justice, fraternité.
Dans notre société solidaire, il n’y a plus ni exclus, ni assistés, il n’y a que des personnes. Il y a assistance car le bébé a besoin de ses parents, les plus vieux des plus jeunes, les malades des soignants. Et s’il s’agit de personnes mal pourvues en capacités intellectuelles, cognitives, physiques, ce qui fait la grandeur de l’Homme, c’est précisément sa capacité de compassion et d’assistance envers son prochain. « L’Homme c’est [aussi] l’univers en miniature », nous rappelle l’écrivain et ethnologue malien Amadou Hampâté Ba. Dans notre société solidaire, « l’homme et le monde sont interdépendants, l’homme est le garant de l’équilibre de la nature ».
2)Le lien social comme fin
Notre société est sans fracture, et la moindre atteinte à l’un de ses membres devient une atteinte à tous les autres. La solidarité qui est due aux plus fragiles d’entre nous n’a pas tant pour but de les enrichir, que de dés-ancrer en eux de nouvelles sources de richesses véritables, en contribuant à leur autonomie.
Chacun peut ainsi passer de la situation d’acteur de sa propre vie à celle d’ayant-droit àune assistance, sans rien perdre de sa dignité.
3)L’économie comme moyen
Dans notre société solidaire, la pratique de la science économique est simplement le moyen pour ses membres de partager équitablement les ressources limitées d’une planète finie. Ce partage permet de répondre aux besoins du présent sans compromettre ceux du futur.(i)
Nous sommes passés de l’obsession du profit à la logique du vivant. Et l’Humain, être vivant, a des besoins essentiels, physiologiques certes, mais plus encore : liberté,appartenance, reconnaissance, accomplissement personnel nécessaires pour accéder à la dignité indissociable de la condition humaine.(ii)
Nous avons banni la concurrence. Nous coopérons en tenant compte du potentiel de chacun..
Notre économie produit du bien-être, et chacun de nous, au sein de notre société solidaire, a foi en son destin.
III.QUELLES VOIES EMPRUNTER ?
Désensorcelés grâce au séjour en Utopie, nous avons redécouvert ce qu’est une société humaine, sensée et souhaitable. Il nous est devenu plus facile de juger des voies de progrès à emprunter depuis la France d’où nous nous situons.
1)Refonder la démocratie
Parmi les hypothèses à envisager, d’aucuns proposent de tirer au sort une assemblée Constituante. Rédiger une nouvelle Déclaration qui instituerait des Droits, égaux pour l’Homme et pour la Femme, développerait le sens de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité et Laïcité », substituerait un nouvel indicateur de bonne gouvernance au Produit Intérieur Brut. Tout parti politique serait garant de la Déclaration des Droits humains, et la nouvelle Constitution établirait une démocratie réelle.
Tout d’abord, le peuple exercerait directement sa souveraineté. Le référendum devrait être obligatoire pour les décisions engageant le pays à long terme. Un véritable référendum d’initiative populaire devrait être institué.
L’utilité du Sénat serait refondée. Les sénateurs seraient des citoyens tirés au sort pour un an. Le Sénat représenterait avec d’autant plus de pertinence les territoires et ceux qui y vivent, et les anciens sénateurs comprendraient mieux les difficultés de l’exercice républicain, qu’ils relaieraient.
La démocratie devrait être participative à tous les échelons. Dans ce sens, les collectivités locales seraient dotées des ressources et des pouvoirs adéquats.
Par ailleurs, la représentation du peuple devrait être irréprochable. Le pouvoir du Président de la République et des élus serait contrebalancé par une procédure de destitution. Le nombre de mandats successifs devrait être réduit, le cumul supprimé. Les députés devraient pour partie être élus à la proportionnelle.
Enfin, la pluralité et l’indépendance des contre-pouvoirs devraient être affermies, qu’il s’agisse des médias, ou des différents conseils et autorités administratives Cette refondation démocratique devrait être étendue aux institutions de l’Union européenne.
Moyen d’agir de la République, patrimoine du peuple, les services publics devraient être renforcés.
Une sécurité sociale devrait être garantie aux femmes comme aux hommes par l’instauration d’un « revenu de vie ». Déconnecté d’un emploi permanent, mais en relation avec les compétences acquises par chacun, le « revenu de vie » permettrait de travailler volontairement, d’œuvrer au bien commun dans le cadre associatif, d’éduquer ses enfants, de se former.
Plus généralement, un projet de services publics, humain, cohérent et de grande qualité, devrait être défini avant d’aborder la question des recettes à mobiliser. « La démocratie peut devenir la pire des tyrannies si elle n’est accompagnée d’une véritable éducation des citoyens », comme le prévoyait Condorcet. L’instruction publique redeviendrait la base de la société. Elle ferait comprendre les principes républicains et aimer les valeurs humanistes, considèrerait jeunes et immigrés, non pas comme un risque, mais comme un formidable potentiel d’énergie et de talents créatifs, tant manuels qu’intellectuels. Le service public de la recherche devrait inventer, expérimenter, repérer par la veille, évaluer puis diffuser expériences et découvertes, tant sociales que scientifiques ou techniques. Le service public de la culture doterait le plus grand nombre des clés permettant de comprendre le monde actuel. Le service public de la santé serait orienté vers la prévention et l’égalité d’accès à des soins de qualité. Sécurité sociale, santé, éducation, logement, eau, énergie, communications, transports collectifs, tous ces services publics optimisés pourraient être financés par une fiscalité et des redevances socialement justes, une réduction sévère de l’évasion fiscale, des économies réalisées grâce à une santé publique améliorée, le soutien direct de banques centrales, la création monétaire, et aussi grâce à un audit de la dette publique, car cet audit conclurait à l’illégitimité d’une charge dont l’allégement serait alors démocratiquement décidé.
2)Moraliser l’économie
Si le capitalisme ne peut être moral, l’économie peut être règlementée.
Un protectionnisme vertueux devrait rétablir, y compris au sein de l’Union européenne, une concurrence non faussée, et faire supporter aux importateurs le coût du transport pour l’environnement. Les mouvements de capitaux devraient être contrôlés afin d’interdire les trafics avec les États voyous, et les spéculations susceptibles de nuire à l’alimentation des populations. La bourse devrait redevenir publique et transparente. Une réforme fiscale devrait établir une juste répartition de la valeur ajoutée entre capital et travail(iii), par l’instauration d’une taxation sur les transactions financières (iv), et un écrêtement des profits des actionnaires au-dessus d’un seuil fixé légalement (v)
Les banques soutenues par des crédits publics devraient être placées sous contrôle, voire nationalisées. Les aides publiques devraient être réservées aux « Sociétés coopératives et participatives », statut garantissant le mieux la pérennité des entreprises et des emplois(vi), ainsi qu’aux associations sans but lucratif, notamment les associations humanitaires agréées, ou pour le maintien d’une agriculture paysanne(vii)
Le pouvoir financier ou industriel serait contrebalancé par le droit des citoyens à l’action collective en justice.
La France devrait par ailleurs agir sur le plan international pour la reconnaissance d’une hiérarchie de valeurs humaines, telles que la santé, la souveraineté alimentaire ou culturelle, et la création d’un Tribunal international chargé d’appliquer cette norme juridique suprême.
3)Retisser le lien social
Le lien social devrait être le fil rouge de toute politique.
D’abord, en réduisant le temps réel de travail pour accorder à chacun le temps de réfléchir au sens de son action, assumer ses obligations éducatives, se consacrer à des engagements d’intérêt collectif, se cultiver. Rétablir un jour commun de repos hebdomadaire, pour permettre à tous de remplacer la consommation par la convivialité. Revenir à un âge rationnel de départ à la retraite, pour permettre à tous d’aborder cette dernière partie de la vie en bonne santé, au service du bien commun.
De même, l’espace devrait systématiquement être aménagé afin de cultiver le lien social, à l’instar des « Eco quartiers »(viii)
La télévision, au lieu d’inciter à consommer plus et de glorifier les héros du capitalisme, ferait se connaître les différentes catégories sociales. .
Le lien social ne pourrait cependant prospérer pleinement si la fracture sociale n’était réduite par une réforme fiscale rendant à l’impôt sa fonction de solidarité universelle. L’impôt garantirait ainsi une échelle raisonnable des revenus, et un système de retraite reposant non pas sur les assurances par capitalisation – qui font des retraités les otages de la spéculation financière, mais sur le principe de solidarité, entre générations et aussi entre capital et vieux travailleurs.
Pour conclure provisoirement
Au cours de la seconde guerre mondiale, le Conseil National de la Résistance s’était déjà levé, en France, contre une idéologie qui n’accordait aucune valeur à la personne humaine. C’était le national-socialisme. Aujourd’hui de nouveau, les Résistants nous exhortent : ” Indignez-vous !” (ix)
Pour reconstruire d’autres possibles, il reste à se demander si nous devrons attendre l’éclatement de la société capitaliste, avec ses conséquences imprévisibles. Si la France, comme l’ont déjà fait plusieurs pays acculés par la crise, aura maintenant le courage d’inventer un nouveau pacte social et humain. Ou si est revenu le temps de la Révolution. » La parole citoyenne se renforce. Il monte un esprit de désobéissance civile. Ressurgit le devoir d’insurrection gravé dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1793. Certes, nous avons à faire à des colosses ! Mais ils ont des pieds d’argile ! L’équilibre mondial est instable. Le battement d’aile d’un papillon, dans un seul pays, peut renverser cet équilibre.
Références :
i Définition du « Développement durable » selon le rapport Brundtland de 1987.
ii Cette hiérarchie des besoins est une référence à la pyramide de Maslow. Le schéma découle d’un ouvrage où l’auteur développe .une théorie de la motivation. Abraham Maslow . A Theory of Human Motivation.1943.
iii D’après le Fonds Monétaire International, dans les pays membres du G7, la part des salaires dans le Produit Intérieur Brut a baissé de 5,8 % entre 1983 et 2006. D’après la Commission européenne, au sein de l’Europe cette fois, la part des salaires a chuté de 8,6 %. Et en France, de 9,3 % selon l’Institut national de la statistique et des études économiques. Dans le même temps, la part des dividendes dans la valeur ajoutée passait de 3,2 % à 8,5 %. Un quasi-triplement. Les 9,3 % dépassent largement, avec des estimations basses, le seuil de cent milliards d’euros par an. Soit plus de dix fois le « trou » de la Sécurité sociale en 2007 (dix milliards, l’année d’avant la crise), cinq fois celui de 2009 (22 milliards d’euros, « crise » oblige). Une vingtaine de fois celui des retraites (7,7 milliards d’euros). Sources : Bank for International Settlements. Working Papers N°231, juillet 2007. Fonds Monétaire International. Commission européenne. France : Institut national de la statistique et des études économiques. Michel Husson. Le partage de la valeur ajoutée en Europe. Revue de l’Institut de Recherche Economique et Social, n°64. 2010/1, pp47 à 91.
iv Taxe Tobin.
v Le SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin, ou « marge actionnariale limite autorisée ») est une proposition d’impôt émise par Frédéric Lordon Il consiste à fixer un niveau de rentabilité actionnariale maximale au-delà duquel est appliqué un taux d’imposition confiscatoire. « Enfin une mesure contre la démesure de la finance, le SLAM ! » Frédéric Lordon, Le Monde Diplomatique, février 2007.
vi De par la loi, les salariés des sociétés coopératives et participatives sont les associés majoritaires. Ils bénéficient d’une gouvernance démocratique et d’une répartition des résultats prioritairement affectée à la pérennité des emplois et du projet d’entreprise. Leur statut facilite la reprise des entreprises en autogestion. Statistiquement, ces sociétés traversent mieux la crise. L’organisation des Nations Unies a déclaré 2012 « Année internationale des coopératives». Cf. le site http://www.les-scop.coop/sites/fr/
vii Les modalités d’orientation des crédits publics vers des entreprises aux statuts d’intérêt public sont développées par Louis Blanc dans son ouvrage « Organisation du travail », 1840.
viiiLes Ecoquartiers facilitent systématiquement. la connaissance réciproque des différentes catégories sociales, la coopération entre habitants et l’harmonie avec l’environnement. En France, le ministère chargé de l’urbanisme a commencé à développer le concept d’ «Eco Quartiers » Les éco-quartiers de la ville de Vienne (Autriche) sont des exemples riches d’enseignements. Cf. les œuvres d architectes-urbanistes tels que Bkk-3, Rüdiger Lainer , Artec, S&S architects, G.W. Reinberg , Martin Trebersburg, Raith, Schindler et Szedenik.
ix Hessel Stéphane. Indignez-vous ! Montpellier, 2010, 32p. Ancien résistant et déporté, Stéphane Hessel a contribué à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1947 à 1948. Notice de l’éditeur : « Pour Stéphane Hessel, le «motif de base de la Résistance, c’était l’indignation». Certes, les raisons de s’indigner dans le monde complexe d’aujourd’hui peuvent paraître moins nettes qu’au temps du nazisme. Mais «cherchez et vous trouverez» : l’écart grandissant entre les très riches et les très pauvres, l’état de la planète, le traitement fait aux sans-papiers, aux immigrés, aux Roms, la course au “toujours plus”, à la compétition, la dictature des marchés financiers et jusqu’aux acquis bradés de la Résistance – retraites, Sécurité sociale…Alors, on peut croire Stéphane Hessel, et lui emboîter le pas, lorsqu’il appelle à une «insurrection pacifique». »