« Aux comportements d’incivilité, de délinquance et de violence extrême que manifestent de plus en plus tôt certains jeunes, quelles réponses notre société peut-elle proposer ? »
Synthèse de la Question sociale 2003
Il est des questions qui fâchent et la question sociale 2003 en fait partie. Nous l’avions pourtant librement et démocratiquement choisie mais, le temps de la réflexion venu, sa formulation tendancieuse et sa logique du bouc émissaire ont pu agacer, voire choquer. C’est qu’une telle question n’échappe guère à l’emprise de nos représentations, de nos fantasmes et de nos peurs profanes et nous courrions le risque d’entonner le discours galvaudé et réducteur volontiers véhiculé par les médias dont la finalité n’est pas de travailler au progrès de l’humanité mais d’alimenter leur fonds de commerce.
Mais une telle question nous rappelle aussi que si la pensée humaniste ne saurait se nourrir des préjugés, des fausses évidences et des peurs collectives de notre société, elle ne saurait non plus rester aveugle aux problèmes qui s’y font jour en tournant le dos à la réalité. Bien la traiter impliquait d’échapper au triptyque ambiant litanie, liturgie, léthargie, d’éviter tout dogmatisme, d’être prospectifs.
Pour rejeter d’emblée les relents ségrégatifs de la formulation, il convient de préciser qu’incivilité, délinquance et violence ne sont guère l’apanage des jeunes mais que la méfiance des adultes à leur égard est un phénomène récurrent. 700 ans avant notre ère, le poète grec Hésiode disait déjà : « Je n’ai plus aucun espoir dans l’avenir de notre pays si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain, parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible.
Notre monde atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents.» En 1900, le Préfet de Police de Paris, qui n’avait rien d’un poète, stigmatisait les jeunes mineurs délinquants, les Apaches, qui terrorisaient la capitale. Aux Trente Glorieuses leurs blousons noirs et leurs loubards. A chaque fois la société a peur et puis elle oublie. Aujourd’hui, elle se surprend à avoir peur de sa jeunesse…
Est-ce à dire que notre société est plus violente qu’autrefois ? Faut-il rappeler que les statistiques officielles corrélatives à l’évolution de la demande institutionnelle sont nécessairement parcellaires et partiales ? Faut-il rappeler également que notre niveau de sensibilité à la violence a crû à mesure que la civilisation urbaine « civilisait » le crime et faisait chuter le taux d’homicides par violence ? En réalité, et en interférence avec la montée de l’individualisme, ce que nous appelons encore sécurité publique renvoie à une forte revendication de tranquillité publique.
Toujours est-il que si les statistiques officielles établissent que la délinquance ne touche qu’une infime minorité de la jeunesse, elles ne prennent pas en compte les actes d’incivilité et révèlent une augmentation inquiétante de violence de voie publique des mineurs. Ce phénomène nouveau de délinquance juvénile précoce appelle d’autres réponses que la seule répression policière et judiciaire, inadaptée à cette question centrale.
Une analyse attentive des notions et comportements d’incivilité, de délinquance et de violence établit une gravité croissante entre les trois phénomènes. Des agissements qui bousculent les règles élémentaires de la vie sociale aux infractions prohibées par la loi et les règlements, l’on franchit un palier. L’on en franchit un autre par des actes qui portent atteinte à l’intégrité physique, psychique, sociale ou culturelle des individus avec une force brutale, voire destructrice. Polymorphes et différents selon les milieux, les cultures, l’âge et le sexe, ces comportements sont en outre perçus différemment selon l’époque, les mœurs, les lois et le seuil de tolérance des individus qui les subissent ou les commettent. Ainsi, dans notre société qui a déresponsabilisé ses enfants dans le même temps où elle les rendait plus autonomes et capables de s’assumer, la distorsion des repères et des valeurs entre générations fait ressentir comme agressions par les plus âgés ce qui n’est que gestes ou propos anodins aux yeux des plus jeunes.
Tenter d’esquisser les réponses que notre société peut proposer à ces comportements, c’est d’abord en dégager les causes essentielles liées aux dysfonctionnements des institutions, aux évolutions techniques et structurelles, aux carences éducatives. Ne rêvons pas de restaurer la pseudo-démocratie athénienne, ne rêvons pas de l’anarchie vertueuse des Troglodytes de Montesquieu ni du modèle républicain de Rousseau: nous sommes en 2003. Retenons cependant leur leçon que reprenait Pierre Mendès France dans la République moderne : il n’y a pas de démocratie sans démocrates, c’est-à-dire sans citoyens qui la fassent vivre chaque jour dans le respect libre et volontaire des lois qui garantissent l’harmonie sociale. Cette fameuse vertu républicaine n’est pas innée, c’est la forme de l’éducation qui rend une société vertueuse ou mauvaise et plus la société se développe, plus la vertu est difficile mais nécessaire.
Aujourd’hui, la famille ne joue plus son rôle dans la transmission des valeurs indispensables à la cohésion sociale : la crise de l’autorité, la déstructuration de la cellule familiale, l’abandon à l’éducation de l’écran ou de la rue, le chômage et ses effets pervers, le manque de communication, autant d’éléments qui privent certains enfants des soutiens moraux, affectifs et matériels qui leur auraient permis de se construire.
Aujourd’hui, on médiatise avec complaisance les déviances et étrangetés scolaires de ces «hors la loi », stigmatisant leurs incivilités et leurs violences, mais on occulte trop souvent les violences institutionnelles de l’école de la République désormais au service des classes moyennes, qui sélectionne par l’échec et qui, au lieu de favoriser la construction du sujet adolescent issu des milieux modestes, le « ghettoïse » et l’incite à la violence réactionnelle.
Aujourd’hui, l’apprentissage, voire le diplôme, ne garantissant plus l’emploi, l’école n’est plus une finalité en soi. Elle invite pourtant tous les élèves à une scolarité longue et multiplie les moyens théoriques de leur réussite. Mais, confrontés à des enfants qui ignorent le respect de soi-même et des autres, le sens de la discipline et de l’effort, les enseignants peinent à assurer leur mission fondamentale de transmission des savoirs et d’éducation à la citoyenneté.
Mais surtout, aujourd’hui, dans notre société dite de «communication » où le vocabulaire des jeunes se réduit parfois paradoxalement comme une peau de chagrin, la violence économique de la loi du plus fort et l’individualisme prégnant brisent les valeurs cardinales du pacte social.
Soumis au vecteur culturel des médias, les enfants consomment de la violence sans aucune explication et sont précocement conditionnés à la valeur suprême de notre temps : l’argent. Sollicités par la publicité à consommer sans frein, ils passent d’autant plus facilement à l’acte s’ils sont démunis qu’ils n’opèrent plus le départ entre mondes virtuel et réel. Dans le même temps, par les médias et la publicité, la société « communique » aux adultes un sentiment d’insécurité pour vendre des systèmes de protection qui sanctuarisent habitations et véhicules. C’est ainsi que les vulnérables piétons deviennent les victimes de vols avec violence de la part de mineurs victimes d’un système qui les pousse à convoiter ce qui remplit l’espace public, du téléphone portable au distributeur de billets.
Sans pour autant trouver toutes les excuses au mineur qui serait une victime de la société, il ne serait pas inutile de relire intégralement les chapitres 4 et 5 du livre IV de l’Esprit des lois de Montesquieu ; plusieurs rapports s’y réfèrent volontiers. On en retiendra surtout la conclusion sans appel : « Ce n’est point le peuple naissant qui dégénère ; il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus. » Quels modèles offrons-nous aux enfants pour leur donner envie d’aimer la société dans laquelle ils vivent ?
Celui de l’irrespect des lois et des autres ?
Celui d’une justice à deux vitesses ?
Celui du vedettariat et de l’impunité ?
Celui de l’exclusion et du racisme ?
Celui des affaires ?
Celui d’une carence aussi significative que tragique des services publics dans les banlieues ?
Celui du chômage inéluctable ? Celui de l’argent facile et de la tricherie ?
Arrêtons là le réquisitoire !
La pente est-elle inéluctable et notre Société telle qu’elle est peut-elle proposer des réponses à cet état de fait ? La tentation serait grande de s’en tenir à l’épiphénomène de la délinquance juvénile précoce et d’y répondre par une répression accrue. Dans l’Europe médiévale, le couperet de la responsabilité pénale tombait dès 7 ans ; nous n’en sommes heureusement plus à cet âge ! S’il est bon de sanctionner pour éduquer aux contraintes et limites qu’implique la vie en société, l’enfermement est la pire des solutions. La sanction doit exister, être rapide et ferme pour ne pas donner le sentiment d’impunité mais doit être adaptée. Le développement des travaux d’intérêt général semble plus approprié à une responsabilisation. Si le retrait du milieu s’impose, il faut privilégier les mesures éducatives d’accompagnement. Il faut surtout que tout ait du sens pour l’enfant : les lois, les interdits et les sanctions.
Mais si la répression est nécessaire, elle n’est pas suffisante. Les réponses globales sont toujours préférables aux réponses locales.
À notre société de savoir reconnaître les erreurs du passé et les confusions qu’elle a pu entretenir entre liberté et laxisme, consumérisme et bien-être, bonheur et possession matérielle.
À notre société de prendre des mesures en faveur de la famille adaptées à la crise et aux mutations qui l’affectent telles une véritable école des parents, un parrainage laïc, une importance accrue accordée aux anciens, la restauration de l’autorité dans la cellule familiale et de l’image symbolique du père. Le rôle du ministère de la famille doit être de ce fait étendu. Tout ce qui peut favoriser le dialogue entre les générations est à promouvoir car le dialogue est le ciment de la non-violence.
Mieux épaulé dans une famille qui ait du sens pour lui, l’enfant doit aussi pouvoir s’épanouir dans une école républicaine soucieuse de véritable mixité sociale et authentique ascenseur social. Il faut renforcer l’image d’une école régie par des règles claires, justes, structurantes où l’enfant puisse être initié au fonctionnement d’une société solidaire et tolérante et au sens de l’effort. Cela impliquera une refonte des pratiques et des programmes, une meilleure prise en compte des réussites et des qualités de chacun pour leur valeur exemplaire, une revalorisation de la fonction enseignante. Soucieuse de science et de conscience, une telle école cultivera autant le savoir-vivre et le savoir-être que les seuls savoirs « académiques ». Pour justifier cette continuité entre l’école et la société, l’accent doit aussi être mis sur le partenariat entre l’école et la famille et les activités extra ou postscolaires. L’acquisition du langage et la maîtrise de la langue française constitueront l’une des priorités. Un service civil national parachèverait judicieusement cette initiation à la citoyenneté vécue à l’école.
Mais cette initiation au pacte républicain que doit proposer l’école ne sera pleinement efficace que si la politique d’urbanisation est revue, si les ghettos et les frustrations qu’ils induisent disparaissent, si des structures culturelles et sportives diversifiées sont accessibles sans discrimination, si les services publics le sont effectivement, si les principes républicains et nos idéaux de laïcité et de tolérance s’inscrivent aussi dans les cœurs et dans les faits.
Il n’y a pas de démocratie sans démocrates qui la font vivre au quotidien. À vrai dire, et pour pasticher Rousseau, il faudrait que nous fussions des dieux pour vivre en démocratie véritable car elle est un horizon toujours reculé que ses contempteurs rêvent d’escamoter en faisant commerce de nos peurs et de nos haines, de nos égoïsmes et de notre atonie. Mais en impliquant dans des projets communs et intergénérationnels des individus amenés à se rencontrer pour améliorer de concert leur cadre et leur mode de vie, la vie associative de quartier est un vecteur essentiel pour les transformer en citoyens capables de se connaître et de se comprendre et, qui sait, à force de tendre ensemble vers cet horizon toujours reculé, d’apprendre à s’aimer.
Ces propositions ne sont pas des recettes miracles. Elles supposent des personnels formés et adaptés aux besoins qui se font jour, des services de proximité accrus et adéquats, des moyens matériels appropriés, des instruments de mesure et de prévention plus crédibles… À l’État, gardien des institutions et garant de la cohésion nationale, aux collectivités locales, et aux acteurs de la société civile, de débloquer les crédits, de créer les emplois, de voter les lois qui permettent la mise en œuvre de ces propositions.
Il leur convient d’abandonner cette logique de facilité où ils s’enferment depuis des décennies plutôt que d’aborder de front le problème de la violence. Aujourd’hui, pour réelle qu’elle soit, focaliser l’attention sur la violence juvénile comme si elle était toute la violence, permet d’occulter d’autres violences dont celle-ci n’est qu’une conséquence réactionnelle. Alors que l’appareil judiciaire est obsolète et les structures d’accueil des victimes délabrées, alors qu’on a dépénalisé nombre de délits depuis 1970, faute de pouvoir instruire les dossiers, alors que la plupart des dossiers sont classés sans suite, alors que la délinquance vécue va bien au-delà de la délinquance recensée, notre société réduit la violence à un phénomène juvénile pour masquer ses propres errements et sa propre impuissance face au phénomène global de la violence structurelle, économique, écologique… Sur le plan individuel et collectif, les adultes et les parents se dédouanent ainsi de ne pas avoir su transmettre des valeurs et proposer un avenir.
Le chantier qui nous attend est immense et labyrinthique, des épreuves et des chemins infernaux pavés de bonnes intentions s’y profilent. Mais un homme libre est lucide et résolu ; nous ne nous contentons pas d’être les philosophes qui indiquent le chemin sans le suivre. Nous travaillons au progrès de l’humanité, nous savons bien que la vie est violence, nous partageons les espoirs et les doutes de nos frères humains mais nous n’épousons pas leurs peurs ni leur aveuglement. Nous compatissons aux fantasmes « tranquillitaires » de l’homme civilisé mais nous ne souscrivons pas à cette logique de mort vivant.
On est homme avec les autres et tout notre devoir est de dégager chaque jour un peu plus la part d’humanité qui est en nous et d’affirmer le droit humain. De ce point de vue, nous n’apportons pas la paix de la bonne conscience mais le glaive de la conscience agissante. Présentement, nous devons penser et agir pour recréer les conditions qui puissent permettre à l’enfant de retrouver cette initiation à une vie pleinement humaine. L’entreprise peut paraître démesurée mais, compagnons de cordée, nous pouvons mettre le changement en mouvement.
« Change en toi ce que tu veux changer dans le monde » a dit Gandhi. Et Victor Hugo nous avait prévenus : « On ne va point au vrai par une route oblique. » En route, donc !
Sursum corda !