« Comment lutter contre le mimétisme de la pensée et du comportement, et comment combattre la colonisation des esprits par les médias »
Synthèse de la Question sociale 2013
Introduction
Cette double question nous place a priori dans la situation de celui qui a raison contre celui qui a tort, de l’opprimé qui doit se libérer de l’oppresseur. Elle fédère ceux à qui elle est posée en désignant un bouc émissaire. Explicitement nommé dans la deuxième question, les médias, il ne l’est pas dans la première, ce qui sous-entend que la situation n’est pas si simple. Sommes-nous tous victimes du mimétisme, qui serait purement négatif ? Quant aux médias, n’ont-ils qu’un rôle de colonisateur ? Ceux d’entre nous qui sont impliqués dans le monde médiatique ont bien sûr été particulièrement interpellés, sur un mode assez schizophrénique, d’où des éléments de réponse parfois très techniques qu’il n’a pas été possible de retranscrire dans leur intégralité. C’est que les termes sont forts ! “Lutter “, “combattre” et “colonisation” relèvent d’un vocabulaire belliqueux et induisent un combat obligatoire, qu’il faudrait absolument gagner. L’enjeu semble clair : la liberté de penser, l’articulation entre comportements individuels et collectifs, donc la construction de la société, le rôle, le pouvoir et le contrôle des médias.
Nous allons tout d’abord étudier les impacts négatifs du mimétisme et des médias, prendre en compte les nombreux paradoxes de notre société, et enfin nous envisagerons des solutions individuelles et collectives pour y remédier.
I – Les mécanismes d’entrave à la liberté de pensée
A – Le mimétisme : de l’animalité à la culture
Le mimétisme est la capacité d’un animal à se confondre avec l’environnement pour assurer sa sécurité. C’est donc une stratégie évolutive de survie. Par extension, chez l’homme, c’est un moyen inné d’appropriation et d’assimilation du savoir de l’Autre. Ce constat d’un mimétisme réflexe est conforté par la découverte, récente et fondamentale en neurophysiologie, des neurones miroirs, qui mettent la tendance à l’imitation au cœur de l’humain et de sa construction et permettent l’émergence du lien social. C’est la base biologique de l’empathie.
Mais le mimétisme n’est pas exactement l’imitation. Il est instinctif, là où elle est intentionnelle, sélective et volontaire. Le mimétisme assure la transmission des savoirs, des valeurs, de la culture, indispensables à l’intégration sociale et au « vivre ensemble ». Dans sa dimension positive, il permet la différenciation et l’autonomisation de la personne et la structuration de la pensée libre. C’est un élément indispensable à la construction de majorités permettant la cohésion sociale et l’organisation de sociétés pacifiées. Il maintient une sorte de “minimum commun” face à la dérive individualiste de notre société.
La question ne s’intéresse qu’à l’aspect négatif du mimétisme, comportement panurgique destiné à sécuriser un individu par assimilation à un groupe, et susceptible d’entraîner une dépendance, un conformisme du comportement, des émotions et même de la pensée. La paresse mentale éloigne de la rationalité et mène à la pensée unique, un “prêt-à-penser” qui peut annihiler créativité, imagination et liberté. Poussé à l’extrême par peur de la différence et du jugement des autres, le mimétisme peut conduire à des effets de mode, à l’hystérie collective et à un comportement communautariste voire sectaire. C’est aussi la base d’une évolution normative des sociétés, menant à l’abdication de l’esprit critique. Selon René Girard, le mimétisme peut aussi évoluer vers le désir de ce que possède le modèle et déboucher sur le conflit et la violence[1].
B – La colonisation des esprits par les médias
Le mot “colonisation” est très fort. Il signifie que les médias exerceraient un pouvoir, une domination invasive sur les esprits plutôt passifs, tendant à limiter voire annihiler la liberté de penser. Ce terme tend à dénoncer les méthodes utilisées par les médias pour capter l’attention de l’individu, en contradiction avec l’article 19 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948 et de l’article 10 de la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales[2].
De quels médias parlons-nous ?
Par médias on entend l’information, la publicité et la communication, dans une acception beaucoup plus vaste que le seul domaine du journalisme. De tout ce qui constitue une technique de diffusion des connaissances et de la pensée. En fonction de leurs supports, on peut distinguer les médias traditionnels, pour certains en net recul : presse écrite, radio ou télévisuelle, et les nouveaux médias, en plein essor : Internet avec les sites et les blogs, liés ou pas à des médias traditionnels, et les réseaux sociaux. Pour les médias traditionnels, la communication est essentiellement uni-directionnelle : émetteurs et récepteurs sont clairement identifiés. Pour les nouveaux médias, la communication est pluri-directionnelle, permettant à chacun de recevoir mais aussi d’émettre à son tour dans l’instantanéité. C’est, comme l’évoque Michel Serres, la troisième révolution de la communication[3] après celles de l’écriture et de l’imprimerie, et elle envahit notre quotidien[4].
Multiples et variés, les médias devraient alimenter une pensée plurielle. Mais l’information absolue et objective n’existe pas. L’information est fabriquée et doit se vendre, dans une société de consommation. Or c’est dans la fabrication de l’information que se cache la manipulation. Selon Noam Chomsky, ce qui n’est pas dit dans les médias n’existe pas dans l’esprit de beaucoup[5].
De description de la réalité, l’information devient de plus en plus la réalité elle-même. De plus l’image a tellement pris le pas sur l’écrit, que n’existe médiatiquement que ce qui est représentable. Mais qui serait à l’origine de cette manipulation de l’information pour coloniser des esprits ? Sans sombrer dans les théories du complot, on peut envisager des groupes économiques, politiques, religieux ou communautaires.
Si les trois derniers sont assez faciles à détecter et donc à tenir à distance, il en va différemment des groupes économiques. Le développement des médias de masse s’est fait en parallèle avec le développement d’une production de masse, qui doit impérativement trouver un marché, notamment grâce à la publicité. Celle-ci est une ressource essentielle pour de nombreux médias, fonction de leur diffusion, d’où une course effrénée à l’audience. La plupart des médias sont donc à la fois des entreprises privées qui agissent pour générer des profits à court terme, et le support publicitaire d’autres entreprises privées.
L’information n’échappe pas à ce phénomène général de marchandisation : elle est traitée avec les mêmes objectifs de rentabilité. La presse qui se veut “le quatrième pouvoir”, garant du débat démocratique, est donc elle-même asservie à d’autres pouvoirs. En France notamment, elle est concentrée entre quelques grands groupes industriels ou financiers, dont elle n’est même pas toujours l’activité principale. La plupart des médias sont donc contrôlés par l’économie. Ils sont devenus l’outil des stratégies industrielles, commerciales et financières, plus qu’inféodés à des mouvements politiques ou au pouvoir politique en place. Cette dernière situation a toujours existé et ne posait pas de problème en soi. Ce qui pose désormais problème c’est que les lignes éditoriales ne sont parfois plus basées sur des idées, mais sur des contingences économiques, d’où une uniformisation de l’information. Il y a souvent collusion entre les différents pouvoirs : presse, milieux politiques, économiques et financiers.
Rares se font les voix indépendantes et discordantes. Dans des émissions mêlant parfois information et divertissement, une poignée de journalistes-animateurs charismatiques fait l’opinion majoritaire, visant le consensus pour préserver l’ordre établi. Il y a donc une autocensure, en conflit avec l’éthique d’une information objective et le respect de la dignité humaine, ce que Paul Nizan dénonçait déjà, en 1932, chez les écrivains et philosophes dans Les Chiens de garde. En 1997, Serge Halimi dans Les Nouveaux Chiens de garde dresse l’état des lieux d’une presse oublieuse des valeurs de pluralisme, d’indépendance et d’objectivité qu’elle prétend incarner. Le film tiré de cet essai pointe la menace croissante d’une information pervertie en marchandise.
Difficile de ne pas se laisser envahir par le flot d’informations, de filtrer l’essentiel. La hiérarchisation des informations par les médias est souvent aberrante ; elle détourne notre attention des vrais problèmes. Les médias tendent à « réduire la vie du monde au rang d’anecdote », selon Pierre Bourdieu, en centrant l’information sur les faits divers. Les projecteurs de l’actualité n’arrêtent jamais leur course folle. Rare est le suivi, voire l’approfondissement, des informations présentées en temps réel sur un sujet donné. La vitesse de la diffusion et la recherche du scoop amènent à donner la primauté au sensationnel sur l’analyse, à l’émotion sur la réflexion, à l’image, parfois retouchée, sur le texte. Sans conteste, les journalistes sont de moins en moins nombreux dans les rédactions. La plupart sont même aujourd’hui pigistes ou en contrats précaires, donc fragilisés face à leurs employeurs. Ont-ils encore les moyens d’une réelle investigation ?
La simultanéité de la diffusion des mêmes informations dans le monde entier uniformise le “village planétaire”. La culture se mondialise et nous devenons des consommateurs d’idées et de pensées “standard”, issues de la rivalité mimétique et frénétique des médias, de leur reprise parfois brute des mêmes dépêches, diffusée par un faible nombre d’agences de presse. Les sources et les références ne sont plus vérifiées ni citées, et les informations ni contrôlées ni recoupées : trop coûteux ! Et tant pis si certaines se révèlent finalement fausses, biaisées pour ne pas déplaire aux actionnaires ou à certaines parties de l’audience, voire carrément faussées au profit d’intérêts idéologiques, politiques ou commerciaux.
Le rôle des experts autoproclamés et omniprésents, partageant souvent les mêmes points de vue, et donc engagés dans des débats factices, est de laisser à penser au citoyen qu’il n’a pas, lui, l’expertise nécessaire pour s’exprimer sur un sujet, et donc moins encore pour tenter de transformer l’ordre existant. Le simple consommateur d’information se résigne. Et pourtant les médias ne sont que le reflet de la société, fournissant la pensée unique d’un modèle social libéral. Nous avons les médias que nous méritons, puisque l’offre s’ajuste à la demande. Ils ne sont pas la cause mais le symptôme de notre manque de courage et de volonté pour entendre autre chose que ce que nous espérons entendre. Rien n’est plus simple que de coloniser un esprit en lui proposant ce qui lui plaît : du spectaculaire, de la nouveauté, du scandaleux, du ragot.
La manipulation s’appuie sur la persuasion, la propagande, la diversion, la langue de bois, et des éléments de langage. Gérard Genette[6] appelle “médialectes” les lieux communs, poncifs et erreurs que véhiculent les médias. Le langage peut même devenir une arme de confusion massive comme le relève Éric Hazan[7] : on dit “couche sociale” pour “classe sociale”, “charges sociales” au lieu de “cotisations sociales”, “problème” pour “question”, “rémunération de l’actionnariat” au lieu de “rémunération du capital”. La parole est modifiée, limitée, appauvrie et, en conséquence, la pensée aussi.
II – Les paradoxes de cette société en mutation
A – Presse et Culture
La presse écrite s’est largement démocratisée au dix-neuvième et au vingtième siècle avec la progression de l’alphabétisation. L’arrivée de la radiodiffusion a permis d’accompagner les auditeurs tout au long de la journée et plus seulement dans le temps réservé à la lecture. Ce processus s’est amplifié avec la télévision, qui n’exige même plus la maîtrise de la lecture. L’image a largement pris le pas sur l’écrit : pour beaucoup, “loisirs” est antinomique avec l’effort nécessaire pour s’informer de façon sérieuse ou se cultiver, alors même que l’offre de la presse, diversifiée et répartie entre de nombreux supports, permet parfaitement de le faire. De nombreux titres de la presse écrite disparaissent les uns après les autres dans le monde entier, ou ne survivent qu’à travers leurs sites Internet. Les journaux télévisés voient leur audience s’éroder au fil des ans et la place de l’information diminue au profit d’émissions de divertissement.
B –Communication et information
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont créé de magnifiques “tuyaux” de communication. Mais quels contenus y transitent ? Internet devient une caisse de résonance d’informations souvent non vérifiées. Y circule donc du vrai mais aussi du faux, parfois mal intentionné, irrespectueux de la vie privée, et surtout beaucoup d’insignifiant. Et comme la “Petite Poucette” de Michel Serres s’imagine que tout doit être gratuit et refuse de payer pour l’utilisation de ces tuyaux, niant en cela le juste droit des auteurs à rémunération, c’est la publicité qui en finance la construction et l’entretien. Elle s’immisce dans la vie privée de chacun par l’utilisation de ses données personnelles, souvent à son insu. De plus une relation virtuelle, dans laquelle chacun reste derrière son écran et son clavier, ne remplacera jamais un face à face réel. Et pourtant, le rôle déterminant des réseaux sociaux a été clairement mis en évidence dans divers mouvements de résistance et dans les révolutions du printemps arabe.
C –Diversité et uniformisation
Le village global aurait pu être une tour de Babel, où chacun apporterait sa langue, sa culture et ses valeurs, créant plus de diversité et d’échange. Au lieu de cela il y a uniformisation sur la basedu minimum commun, une version appauvrie et internationale de l’anglais, plus ou moins bien traduit, support d’une (sous-) culture internationale.
D –Universalité et fracture numérique
Internet permet un accès à toutes les connaissances (vérifiées ou pas…), mais tout le monde y a-t-il accès ?
Même si le coût d’un matériel minimal a beaucoup chuté, il n’en reste pas moins non négligeable. Et tous n’ont pas la disponibilité d’esprit ni le minimum de compétences techniques indispensables. Redouter en permanence la panne, la déconnexion, la perte des données ou le piratage peut aboutir à une véritable techno-phobie.
E –Connaissance et illusion : que devient la mémoire ?
Nous sommes mieux informés qu’auparavant sur une foule de sujets, mais de façon superficielle. Ce que nous gagnons en quantité d’information, nous le perdons en profondeur et en vision à long terme. D’autre part, cette quantité formidable d’informations ne se transforme pas en savoir et ne nous donne qu’une illusion de connaissance. Pire même : nous stockons désormais sous forme numérique à l’extérieur de nous-mêmes quantité d’informations qui étaient autrefois mémorisées. Des individus sans mémoire deviennent dépendants d’une technologie sujette à pannes, obsolescence par modification des systèmes d’exploitation, et piratage avec exploitation malveillante. Que de fragilités !
F –Consommateurs et acteurs
Sur Internet, chacun peut, de récepteur, se transformer à son tour en émetteur, avec moult risques de diffusion de stéréotypes et de préjugés. Les problèmes d’imprécision des informations ainsi transmises, de leur caractère périssable et du manque de recul et d’analyse prennent une importance toute particulière du fait de la diffusion instantanée sur toute la planète. Internet peut aussi paradoxalement entraîner des effets de mode : c’est souvent la même information qui est l’objet d’un “recopiage permanent”. Désormais très facile à saisir, stocker et envoyer, l’image joue dans ce média un rôle prééminent alors même qu’une image peut être modifiée, et, sortie de son contexte, peut avoir des interprétations diamétralement opposées.
G –Individualisme et vulnérabilité face aux médias, la solitude grandissante
L’atomisation de la société sous la poussée de l’individualisme croissant laisse chacun isolé dans sa manière de penser et d’être, ce qui le rend plus vulnérable face à la puissance des médias. La tentation est alors grande de se laisser aller au rassurant conformisme de la pensée unique et des codes de conduite et de comportement proposés, vestimentaires par exemple.
III–Quelques propositions
A –Au plan individuel, famille et éducation
Sans surprise, l’accent est mis sur le rôle fondamental de la culture et de l’éducation. La famille d’abord doit développer l’esprit critique et proposer des comportements de distanciation par rapport aux médias. La télévision ne devrait jamais être utilisée comme une baby-sitter, ni un enfant laissé devant un écran sans un adulte l’aidant à en décoder le langage, lui apprenant à détecter les intentions cachées derrière les mots, le mettant notamment en garde contre la publicité. Les repas familiaux devraient rester un temps d’échange, sans télévision. Les familles pourraient aussi utiliser les outils d’éducation aux médias, comme le CLEMI (Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information) qui est un service de l’Education Nationale. Les enfants ne devraient pouvoir accéder qu’aux programmes développant la réflexion et l’imagination. On peut néanmoins, face à cette description idyllique, se demander si la famille peut toujours assumer ce rôle, ou même si elle n’est pas parfois le premier lieu de l’enfermement dogmatique…
À l’école, si les programmes prennent en compte une sensibilisation aux médias et à leur utilisation, il faut insister pour que cette action se prolonge en faisant des enfants les auteurs et les acteurs de leurs savoirs. Cela les rendra capables de faire l’effort d’aller chercher des informations à des sources variées et bien choisies, traditionnelles et numériques, mais aussi de les considérer d’un oeil critique, de lire des textes dans leur intégralité sans se limiter à un résumé, de décrypter textes et images, de s’initier ainsi à la sémiologie.
C’est une mission de l’école laïque, favorisée par la mixité sociale. Les enseignements fondamentaux dans cette optique sont ceux de l’histoire, de la philosophie, de la littérature, de l’instruction civique. L’art, qui bouscule et interroge, est aussi cité. L’humour, lui aussi, peut éveiller à l’interrogation à travers des détournements et parodies. L’école doit construire les bases permettant à chacun de prendre de la distance par rapport à l’information reçue de son entourage ou des médias, d’oser exprimer sa différence dans la toléranceet le respect de la parole de l’Autre. Tout ceci demande effort et courage, et la capacité de hiérarchiser des informations surabondantes et parfois contradictoires. Dans toutes les filières de l’enseignement supérieur, y compris les Grandes Écoles, les étudiants doivent être amenés à réfléchir sur le monde dans lequel ils vivent et à agir en citoyens libres et responsables.
À chacun tout au long de sa vie de rester constamment en éveil, curieux, conscient de son ignorance et de la nécessité d’y remédier, armé de sa raison et du doute, ouvert au débat qui oblige à structurer la pensée. Cela passe par la lecture d’une presse défendant des idées opposées aux siennes, par le fait de multiplier et croiser les sources d’informations, y compris si possible la presse étrangère, au moins francophone. Il faut aussi accepter de payer pour une information de qualité, qui ne peut pas être gratuite.
Il est alors possible de penser librement, de construire ses propres valeurs pour transmettre humanisme et laïcité, d’apprendre à dire “non” aux tentatives de manipulation, notamment des médias, et de prendre part au débat démocratique. Il est important de se ménager des plages de réflexion, loin de tout média et notamment de tout écran.
B –Au plan collectif
Il s’agit d’encourager les aspects positifs du rôle des médias, source d’information, de culture, d’ouverture sur le monde quand ils sont bien utilisés, et de s’opposer aux aspects négatifs déjà évoqués. La liberté de la presse est ardemment défendue dans les démocraties, au contraire des régimes dictatoriaux ou théocratiques. Il y règne aujourd’hui une bien plus grande liberté que dans le passé et il n’y a jamais eu aussi peu de censure.
L’utilisation des médias peut constituer un instrument de démocratisation. Le pouvoir de la presse est un élément d’équilibre des pouvoirs ; seuls ses excès sont dangereux. Combien d’affaires seraient restées dans l’ombre si des journalistes courageux ne s’étaient attachés à les rendre publiques, en prenant parfois des risques importants, voire au péril de leur vie ? Certains médias d’information restent fidèles à leur mission (France Culture, Arte, France Cinq, …) et totalement indépendants de la publicité (le Canard Enchaîné qui n’a comme actionnaires que les fondateurs et les personnes qui y travaillent, Mediapart, Wikileaks, …). Il faut soutenir les initiatives contribuant à l’affranchissement de la tutelle des annonceurs et de la concentration des groupes de presse. L’État doit faire respecter les ordonnances de 1945 sur la presse et la loi Bichet de 1947, visant à assurer la pluralité de la presse et son indépendance tant vis-à-vis du pouvoir que des puissances d’argent. Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, organisme de régulation, doit veiller au respect des lois par les éditeurs et diffuseurs, au respect du pluralisme politique et à l’honnêteté de l’information, à la protection du jeune public et enfin à ce que la programmation des émissions de radio et de télévision reflète la diversité de la société française. Comment renforcer ce rôle et son indépendance ?
Une très forte limitation de la publicité, notamment dans les émissions destinées aux enfants, comme en Norvège, voire son éventuelle interdiction paraît assez peu réaliste. Mais il faut exiger une distinction nette entre information et commentaire, ainsi qu’entre information et publicité, et exiger aussi une plus grande transparence sur le financement d’un article, d’un reportage, d’une émission, et la mise en évidence d’éventuels conflits d’intérêts. L’observatoire des médias ACRIMED (Action CRItique MEDias) devrait être promu. On peut aussi renforcer la puissance du service public financé par le contribuable, donc dégagé de la contrainte économique, et le protéger par une réglementation de l’emprise du pouvoir politique.
On peut souhaiter la création d’une agence de presse européenne. Les journalistes doivent avoir un statut précis et protégé, incluant leur indépendance et la protection de leurs sources. Ne s’improvise pas journaliste qui veut, en exprimant sur un blog son opinion ou son témoignage. La profession s’est dotée d’une charte d’éthique professionnelle : en France, le Syndicat National des Journalistes a rédigé cette Charte déclinée de l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen[8]. Adoptée sous sa dernière version en 2011, elle doit impérativement être étudiée dans toutes les écoles de journalisme et figurer dans toutes les conventions collectives des organismes de presse. Un organisme à visée déontologique, composé par exemple d’éditeurs, de journalistes, d’associations d’utilisateurs de médias, de représentants des milieux universitaires et de juristes, pourrait-il veiller à sa stricte application ? Il contribuerait ainsi à prévenir les conflits d’intérêts dans toutes les formes de médias. La question reste ouverte. Une application rigoureuse de la loi de 1881 portant sur le statut de la presse ne suffirait-elle pas ?
Ne serait-il pas réaliste d’envisager une réglementation internationale d’Internet ? Néanmoins, l’expérience prouve que des états totalitaires peuvent autoriser ou interdire l’accès à des sites précis, et moduler les flux de données. Les moyens techniques de faire respecter une telle réglementation existent donc, et la difficulté réside essentiellement dans la convergence et l’harmonisation. Il reste néanmoins à inventer avec le concours des professionnels un modèle économique à partir du numérique, qui soit capable de financer un journalisme de qualité. Et dans la mesure où de nombreux médias indépendants émergent dans la sphère d’Internet, il est important d’assurer à chaque citoyen un accès à Internet. Pour contrebalancer l’influence parfois néfaste des médias, outre l’action individuelle de transmission d’informations pas ou mal relayées par les médias grand public, l’accent a souvent été mis sur tout ce qui peut développer et conforter la fonction associative. Certaines associations permettent de lutter contre l’isolement, notamment intellectuel, et sont un bon moteur de réflexion : associations faisant de l’éducation populaire, cafés philo ou cercles de réflexion philosophiques, groupes de lecture, forums citoyens, associations de consommateurs, ateliers créatifs, associations de voisinage et sportives. Elles peuvent renforcer l’état d’esprit participatif, de débat et de réflexion, indispensable à un bon fonctionnement de la démocratie.
En conclusion :
Cette question nous a renvoyés à nous-mêmes, à nos choix possibles dans la vie de tous les jours. Elle renvoie aussi notre société à ses propres orientations et ses choix de fonctionnement. Un pays où la majeure partie des informations accessibles au citoyen est contrôlée par le pouvoir financier est-il encore une démocratie soucieuse du bien commun à long terme et du bien vivre ensemble ? L’exercice de la liberté et du doute suppose un apprentissage, l’opinion publique doit être éduquée à décoder l’information et sa construction, et formée à l’esprit critique. Le rôle des médias dans l’organisation des savoirs, leur transmission et leurs modes d’apprentissage doit aussi être contrôlé par la société, au risque sinon de voir des pans entiers de connaissance considérés comme obsolètes et inutiles à court terme, et peu à peu effacés par chaque nouveau progrès. Ce qui se transmettait auparavant de génération en génération, lentement et par la répétition, est désormais accessible rapidement. Mais sorti de la mémoire humaine, qu’en reste-t-il ? C’est pourquoi notre civilisation scientifique, technicienne, consumériste doit être tempérée par un mouvement s’appuyant sur la culture et la pensée. Finalement, lutter contre le mimétisme de la pensée et du comportement et combattre la colonisation des esprits relèvent de notre capacité individuelle et collective à réfléchir, affirmer le sens critique de chacun et renforcer l’esprit démocratique de notre société. Et au lieu de “lutter”, de “combattre”, ne s’agit-il pas plutôt d’apprendre, de comprendre et d’assimiler, pour mieux construire et élaborer ? Être citoyen, c’est s’informer, se cultiver, penser, échanger, agir, s’engager, posséder son libre arbitre et faire des choix, en prenant le temps d’approfondir sa réflexion.
1 René Girard, Théorie du désir mimétique.
2 Article 19 de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme de 1948 : “Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit”.
Article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme : “Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière”.
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (article 11) : “La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi
3 Michel Serres, Petite Poucette, 2012.
4 Une étude menée en 2010 par l’institut Louis Harris dans sept pays, prenant en compte le temps consacré à chaque média par les consommateurs et l’importance qu’ils y attachent dans leur quotidien, conclut qu’Internet est quasiment deux fois plus influent que la télévision et dix fois plus que la presse écrite.
5 Noam Chomsky et Edward Herman, La Fabrication du consentement, 1988.
6 Gérard Genette, Bardadrac
7 Éric Hazan, La Propagande du quotidien, 2006.
8 Article 11 de Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, Voir ci-dessus