« Qui sont, qui sont ceux-là… », disait un poète du 17ème siècle pour évoquer les cohortes humaines cheminant à la mort dans l’illusion d’un bonheur trompeur…
Des corps, par milliers, et depuis des années, tuméfiés, heurtés aux récifs, quand ils les rejoignent, lacérés sur les pièces de bois brisées ou sur la ferraille, des corps invisibles, des visages engloutis dont il existe pourtant des images dans les faces hagardes des survivants, des corps gonflés sous des mètres d’eau, là où n’arrive plus qu’une fragile lumière, des corps d’enfants blottis contre leurs mères dans un recoin de l’esquif, protégés mais de quoi, et quels furent les derniers instants ? Qui saura que tel ou telle est mort ? Qui gardera leur mémoire ? Si on les retrouve, à Lampedusa par exemple, il n’y a plus assez de terre pour leur donner une sépulture, on les envoie là où il y a plus de place, mais hors des cimetières connus, en Europe si on veut, mais nulle part.
Vivants comme morts, ils ne sont plus rien ? D’aucun lieu ? Effacés ? Cela arrangerait bien certains. Mais peut-être sont-ils seulement, immensément, des humains.
La mer pour tombeau. Des milliers de héros dotés d’une force de vie inouïe, dont tant de nous seraient bien incapables. Force au-delà de la Sagesse ? Mais de quel droit dire cela ? Et en certaines circonstances, la Sagesse n’est-elle pas de risquer sa vie pour fuir le pire qui est déjà là, pour se garder une porte de vie ? Beauté perdue, rêvée, en mourant. Les ressorts de la tragédie, ici retrouvés.
Ces voyages sous le soleil, dans des déserts improbables, déjà des morts sans doute sur ces chemins, rester vêtu, se nourrir, être propre.
Les Misérables ! Qui pouvait ignorer ? Personne. Et nul ne peut se défausser. Mais on voit bien le cynisme, l’hypocrisie, l’impensé de cette responsabilité occultée.
Une parade est déjà trouvée avant même que la question soit posée, un jour qui sait, une parade à l’envi répétée dans de puissantes caisses de résonance. La parade ? – L’ignominie, bien réelle, des passeurs. Mais depuis quand le bourreau est-il l’unique responsable de ce qu’on lui permet de faire ?
Il ne faut pas sous-estimer le lâche soulagement, peut-on dire par les temps qui courent la divine surprise, qui hante les puissants d’ici et d’ailleurs, et peut-être aussi tant de consciences abîmées au fil de décennies de rengaines racistes multiformes, adaptées aux divers publics visés.
« Ces gens-là ne sont pas des nôtres, au fond ils ont cherché leur mort (déjà entendu en d’autres circonstances), ce sont les risques de la chose, et de toute façon ce ne sont pas nos oignons ». Cette dernière saillie peut revêtir des formes d’apparence intellectuelle et savante. – Et puis l’effroi de commande, la rhétorique calculée… Cette farce est désormais connue avant même qu’on la joue.
Au milieu des terres, la mer ? Un lien entre Nord et Sud ? Ou un gouffre avaleur d’indésirables ?
Quel ignorant de l’histoire et de la vie humaine peut imaginer un seul instant que les humains ne circulent pas, ne passent pas au-delà de l’horizon ? A-t-on déjà vu cela dans le passé ? Quelques voix s’avancent, mais ce sont des défenseurs des droits de l’homme… des membres d’associations qui vivent les situations, des secouristes qui vont chercher les corps sous l’eau et qui ont vu l’enfant blotti…
Ces morts auront-ils leur Victor Hugo en France ? Bien sûr que non, car les temps ne sont plus à ce genre de personnes au verbe majeur.
Mesurer le plus précisément possible le silence des rues et des places de France et d’ailleurs. Mesurer cela en se souvenant des millions il y a peu… Mesurer cela dit d’une manière effrayante, mais exacte, où nous en sommes, permet d’examiner un point d’étape d’une dérive faite de lâchetés et d’abandons minuscules au fil des années. Dérive qui pourrait poursuivre son expansion. VIGILANCE.
Sur un bout de rocher, dans un réduit sous un pont, entre France et Italie, des humains à qui on signifie qu’ils ne devraient pas être là. Mais alors où ? Des enfants aussi. Ni dans un pays ni dans l’autre, alors que ces deux terres sont d’une même continent, dit-on.
… Le silence des rues d’Europe, que dit-il au juste ? DISCERNEMENT.
Parfois vient la seule force de gémir. Car c’est peut-être déjà une force. Sans trop savoir quand l’espoir reviendra. Trop de cadavres sans visages gorgés d’eau salée, poussés au fond d’une mer si belle. L’écart est alors trop vif, trop énorme pour aller au-delà de l’effroi qui glace.
A quand une « convention générale en faveur de la miséricorde et de la pitié » ?
Que nous reste-t-il ? A « maintenir lumineuse et droite la flamme de l’amour unique et de l’esprit humain ». Des consciences et des humains agissants sont là, portent l’espoir d’une humanité libre et fraternelle. Ce sera le tombeau et la stèle des milliers de damnés de la mer. ACTION.
Alain MICHON