CBE15 – Les Chimères espoirs et craintes
Chimères Humain-Animaux
Comment ne pas s’interroger face à un animal affublé de membres humains, ou qui aurait dans son cerveau des cellules humaines en quantité suffisante pour développer des capacités cognitives nouvelles ?
Dans la mythologie, l’indomptable Chimère, créature ante-olympienne née des dieux, est un être fantastique à tête de lion, au corps de chèvre et à la queue de dragon. Cette Chimère fut tuée, si l’on en croit Homère, par Bellérophon monté sur le cheval Pégase. Ce mélange d’animaux est devenu, avec le temps, la représentation d’une existence improbable, et donc « chimérique ». Par extension, il est convenu que « celui qui poursuit des chimères » est en quête de l’irréalisable ou d’une illusion, mais en matière de biologie et de recherche, l’irréalisable chimère est réalité. Cela fait longtemps que l’on combine gènes, protéines, cellules animales et humaines pour comprendre les mécanismes du vivant. Une étape importante vient d’être franchie vers la production par des animaux chimérique d’organes humains dans un but de transplantation. De tels développements remettent en cause la délimitation et la définition des espèces.
Les travaux sur les chimères questionnent notre définition de l’humain dont les limites deviennent floues du fait des évolutions biotechnologiques. Il faut rapidement nous interroger en tant que Francs-Maçons sur notre conception même de l’humain. Du fait de ces recherches qui bousculent les frontières entre les espèces, il nous faut aussi faire des recommandations basées sur nos principes de liberté, d’égalité et de fraternité.
De la chimère à la greffe d’organe
Une chimère est un être vivant composé d’éléments provenant de deux individus, ou de deux espèces différentes. Ce « chimérisme » existe en fait naturellement. Ainsi, l’humain, fruit de l’évolution, possède gènes et protéines composés de parties provenant de nombreuses espèces différentes, qu’il s’agisse d’animaux, ou même de bactéries ou de virus. L’exemple le plus démonstratif de l’apport de gènes étrangers à notre espèce est la découverte dans notre génome de 2 à 5% de matériel génétique provenant de l’homme de Néandertal, qui est une espèce d’hominidé bien distincte de la nôtre et qui a disparu depuis plus de 30 000 ans. Ce chimérisme est dans ce cas la trace d’un croisement reproductif avec l’homme de Néandertal. Cette combinaison de matériel génétique de deux espèces est un type particulier de chimère appelé « hybride ».
Avec l’avènement de la biologie moléculaire, il a été possible de créer expérimentalement des gènes et des protéines chimériques composées de fragments de différentes espèces, ou même d’introduire des gènes d’une espèce dans une autre. Cette création d’hybrides est connue sous le terme d’animaux « transgéniques » et, dans le règne végétal, il correspond aux organismes génétiquement modifiées (OGM). Les hybrides représentent une modification génétique d’une espèce transmise d’une génération à l’autre, ce qui pose bien évidemment un grand nombre de questionnements éthiques spécifiques.
Notre réflexion porte ici sur un chimèrisme différent, que nous qualifierons de « cellulaire ». Il est caractérisé par l’apport, au sein d’un individu donné, de cellules d’un autre individu porteuse donc d’un matériel génétique différent. Il existe « naturellement » chez l’humain des telles chimères. Pendant la grossesse par exemple, les cellules du fœtus peuvent migrer à travers le placenta pour faire partie intégrante du corps de la mère où l’on pense d’ailleurs qu’elles peuvent avoir un rôle physiologique. On parle de microchimérisme fœtal. Des cas de chimérisme entre jumeaux ont été décrits. Il est fort probable que nous soyons tous des êtres chimériques avec des cellules provenant, pour les femmes, des enfants qu’elles ont portés, et pour nous tous, de notre mère ou de nos frères ou de nos sœurs.
Dans le cadre des recherches scientifiques, des chimères « cellulaires » ont été produites dès le milieu du XXème siècle en greffant des tissus d’une espèce au sein d’embryons d’une autre espèce. Les cellules de deux espèces participent alors conjointement à la création d’un nouvel individu chimérique. C’est là une illustration supplémentaire du partage par les êtres vivants de nombreux mécanismes moléculaires entre eux. Il faut différencier ces approches des xénogreffes, c’est-à-dire de greffes de tissus et d’organes entre animaux et humains ; on greffe ainsi des valves de cœur de porc chez des patients depuis plus de trente ans. Des greffes de cœur, de rein ou de foie de babouin ont aussi été réalisées, avec cependant peu de succès. Ces xénogreffes ont leurs propres risques et leur questionnement éthique.
Les approches de chimères « cellulaires », associant au sein d’un même organisme des cellules provenant de deux espèces différentes, ont été utilisées pour « humaniser » des animaux. Le terme en lui-même interroge. Il s’agit ici de doter une souris d’un système immunitaire humain pour pouvoir étudier des maladies infectieuses comme le SIDA. Si des cellules humaines sont incorporées dans des embryons animaux, elles peuvent participer à la formation de différentes parties anatomiques de l’animal. La perspective scientifique et médicale de produire, par exemple dans des cochons ou des chèvres, des organes « humains » complets (cœur, foie…), est au centre de notre réflexion éthique.
Cette approche de production d’organes « à façon » contribue à une vision mécaniste de l’humain, réifiant le corps. Ces organes, produits de manière indépendante d’un individu, peuvent-ils encore être considérés comme des éléments du corps humain et donc être « hors commerce » conformément à la législation française qui est fondée sur le principe de non-patrimonialité du corps humain ?
La limite de ces expériences de chimérisme cellulaire est dans le risque de voir les cellules humaines coloniser les différents tissus animaux, dont le cerveau ou les tissus germinaux à l’origine des gamètes. Des réglementations sur la création de telles chimères humains-animaux ont été mises en place dans certains pays. Interdite au Japon et en France, elle est notamment autorisée en Angleterre ou aux USA.
Les partisans de ces travaux les justifient scientifiquement car ces recherches permettent de mieux comprendre l’embryogénèse, c’est-à-dire la formation des organes au cours de la gestation. Le but est également de donner naissance à des animaux chimériques ayant des organes humains à la fois pour tester de nouvelles approches thérapeutiques et pour réaliser des greffes d’organes. La greffe d’organe, qui a été testée dès le XVIIème siècle, est devenue de nos jours une solution thérapeutique majeure. Ainsi dans de nombreuses maladies (cardiovasculaires, métaboliques…) on greffe des organes tels que le rein, le cœur, le pancréas, le foie ou les poumons. La pénurie actuelle d’organes est certainement l’une des raisons majeures des recherches sur les chimères et de leurs financements.
Cette justification médicale et scientifique de la production chimérique d’organes humains par des animaux n’est cependant pas idéale. Ainsi les organes produits dans d’autres espèces présentent toujours des risques de rejet après greffe ; rejets liés aux cellules et aux protéines animales présentes en leur sein. Il y a également des risques de transmission d’agents pathogènes tel que des virus susceptibles d’infecter à la fois les animaux et les humains. Ces organes qui se sont développés dans un organisme animal ne vont pas se comporter exactement de la même manière que dans un organisme humain ; par exemple, les hormones auxquelles ils doivent réagir sont différentes. En cela, ces organes chimériques restent des modèles imparfaits d’organes humains.
Questionnements éthiques liés à ces chimères
La première considération est celle du respect des animaux utilisés dans l’expérimentation animale, Dans la plupart des règlementations il est stipulé que leur utilisation n’est autorisée s’il n’y a pas d’autres possibilités. En outre l’espèce animale elle-même doit être respectée. L’Union Européenne reconnaît d’ailleurs explicitement dans ses directives que « les animaux ont une valeur intrinsèque qui doit être respectée ». La souffrance animale liée aux expérimentations est aussi une préoccupation majeure. En France, notre Code civil vient de reconnaître les animaux, non plus comme des « biens », mais comme des « êtres vivants doués de sensibilité ». Ce sont là les limites de l’expérimentation animale, qui cependant n’empêche pas le développement des recherches sur les chimères : l’avis des comités d’éthique en la matière faisant prévaloir l’intérêt scientifique et thérapeutique sur la protection des animaux.
Le deuxième enjeu éthique est représenté par l’utilisation de cellules souches qui seront à l’origine des organes ou des tissus humains dans ces chimères. Les considérations bioéthiques liées à l’utilisation de cellules embryonnaires humaines ont initialement limité les recherches sur les chimères (interdites par exemple au Canada pour cette raison). Cependant, l’utilisation récente de cellules souches non embryonnaires comme celle reprogrammées à partir de cellules la peau , a levé ces limitations.
Troisièmement, on peut s’interroger sur le risque de transmission à la descendance de matériel génétique humain. La création de chimères cellulaires n’apporte pas de modifications génétiques. Elle n’est donc pas soumise aux règlementations internationales sur la protection du génome humain qui est considéré comme un patrimoine de l’humanité. En revanche, il est possible que les cellules humaines contribuent dans les chimères à la formation des cellules germinales. Ces animaux chimériques produiraient alors des spermatozoïdes et des ovules humains créant une situation inédite lors de leur reproduction.
La quatrième considération éthique particulière de ces recherches se situe au niveau de la modification potentielle des animaux par l’ajout de capacités cognitives « réservées » normalement à l’humain, nommément de raison, de rationalité ou de conscience de soi. On peut penser qu’il ne s’agit là que d’un phantasme car il est peu probable qu’une souris chimérique, ayant des neurones d’origine humaine, commence à philosopher ; l’intelligence humaine dépend d’un fonctionnement cérébral intégré, en interaction avec l’environnement et dans l’altérité des rapports « humains ». Reste que, les capacités cognitives des êtres chimériques pourraient bien être modifiées ; si ces expériences étaient faites sur des primates supérieurs, nul ne pourrait vraiment en prévoir les conséquences. Il deviendrait alors difficile de définir le statut moral des chimères ainsi créées. Le statut moral particulier de l’humain est souvent mis en avant pour justifier à la fois sa supériorité et son unicité par rapport au règne animal, l’humain étant, pour certain, créé à l’image de Dieu. La protection de la dignité de l’humain est l’un des arguments principaux contre toute modification de notre espèce. Toute création de chimère « humain-animal » rapprocherait l’humain du statut de « bête ». Le même argument de supériorité de l’humain est également exploité dans le sens inverse. Certains trouvent dans la création de chimères un moyen d’élever, d’améliorer le statut moral des animaux en leur permettant d’accéder à des capacités humaines « supérieures » telles que la pensée ou le langage.
Entre humains et animaux, quelle place pour la chimère ?
Le dualisme aristotélicien ou cartésien entre animaux et humains est la base d’une vision hiérarchique qui impose la supériorité des Hommes qui seuls maitrisent le logos. Cette vision est cependant battue en brèche par les études récentes. Elles montrent que certains animaux (dauphins, primates…) ont des langages de communication entre eux, des capacités cognitives et praxiques qui parfois dépassent celle des humains. Ces études montrent également que les animaux peuvent éprouver des sentiments : empathie, joie et même jalousie. Dans ce contexte, on peut tout à fait concevoir que les animaux sont dotés d’une conscience morale au sens kantien du terme, c’est-à-dire de la capacité de ressentir une exigence morale dans un monde déterminé par la nécessité naturelle. C’est par cette perception que l’être vivant, humain ou animal, peut trouver sa propre liberté. Ceci aboutit à se poser la question éthique de l’utilisation d’animaux, sans leur consentement, pour l’expérimentation animale. Certaines thèses dites antispécisme vont même jusqu’à nier l’existence des espèces, plaçant tous les êtres vivants sous un même statut.
Il y a bien une différence importante entre humain et animal, notamment dans leurs capacités intellectuelles, tant au niveau quantitatif, que qualitatif. La frontière ne serait-elle pas dans la « perfectibilité » de l’humain déjà mise en avant par Jean-Jacques Rousseau et dans ce qui nous réunit en Franc-Maçonnerie : le passage du mental au spirituel, avec l’utilisation des symboles jusqu’au monde de l’Idée.
Les chimères se situent dans un entre-deux qui questionne et déstabilise. Elles sont ainsi une représentation emblématique de la monstruosité et de nombreuses œuvres les représentent. Dans le roman d’H.G. Wells, « L’Île du docteur Moreau » , les êtres mi- humains, mi- animaux illustrent également ce qu’il peut advenir d’une science hors de contrôle, du « savant fou » qui se faire démiurge. On retrouve des chimères dans le film mythique « La Mouche noire » , dans le triptyque du peintre Jérôme Bosch : « La Tentation de saint Antoine » et dans tout l’art médiéval où elles sont très présentes. Les chimères inspirent donc clairement la peur ou le dégoût ; elles représentent la perte de l’humanité, et le retour vers la « Bête». Ne trouve-t-on pas justement ce passage dans l’Apocalypse selon St Jean : « Et la Bête que j’ai vue ressemblait à une panthère ; ses pattes étaient comme celles d’un ours, et sa gueule, comme celle d’un lion ».
Conclusion
En conclusion, on peut penser comme Catherine Joye-Bruno que « La question de la frontière entre espèces est celle qui conditionne notre humanité ». La chimère nous interpelle en ce sens qu’elle incarne le métissage improbable de l’humain à une altérité absolue, que représente l’animal. Si d’aventure une nouvelle humanité naissait, fruit de ces chimères, ou même du transhumanisme ou de l’intelligence artificielle, laisserions-nous en tant que Franc-maçons la porte du Temple entrouverte pour qu’elle nous rejoigne ?
Sans aller jusque-là, il est important de rappeler que, dans les recherches actuelles sur les chimères, on pratique des expérimentations animales qui doivent être soumises à autorisation et à des règles éthiques strictes. Deux recommandations semblent partagées par toute la communauté scientifique :
- Premièrement, vérifier en amont que le protocole expérimental utilisé n’aboutisse qu’à un très faiblepourcentage de cellules humaines dans le cerveau des animaux, et en aucun cas à des cellules germinales,
- Deuxièmement, restreindre le nombre d’espèces faisant l’objet d’expérimentation, en excluant les primates.Ces recommandations ont du sens dans le contexte actuel et nous pouvons les faire nôtres. Restons toujours attentif, le devoir du Franc-Maçon demeure veille et vigilance pour faire de la science un vrai facteur de progrès pour l’humanité.